Prologue : L'équilibre des ombres
On disait que les montagnes de Corée dormaient. C'était une croyance aussi vieille que les premières rizières, transmise par les ancêtres avec un sourire entendu. Les humains vivaient au rythme des saisons, dans un royaume où la modernité commençait à peine à poser ses premières lignes télégraphiques telles de fragiles toiles d'araignée. Pour eux, le monde était ainsi : tangible, logique. Les récits des chamans, des esprits malicieux des Dokkaebi et des fantômes vengeurs des Gwisin n'étaient que des fables. De beaux mythes pour égayer les longues soirées.
Ils n’auraient pas pu être plus aveugles.Car les montagnes ne dormaient pas. Elles veillaient. Et dans leurs replis les plus secrets, une guerre silencieuse faisait rage – une guerre pour l'âme même du monde.
D'un côté se tenaient les Veilleurs. Héritiers d'une tradition si ancienne qu'elle remontait au fondateur Dangun lui-même. Leur force ne résidait pas dans des armées, mais dans une poignée d'hommes et de femmes capables de percevoir la résonance spirituelle – le Sigeum. C'était un chant intérieur, une vibration de l'âme qui les liait à un animal totem, à un esprit ancestral. Pour certains, le Sigeum se manifestait sous la forme du Feu Pur (Hwa), chassant les ténèbres. Pour d'autres, c'était la Brume Sacrée (Punggi), ou la force immuable de la Terre (Jiryeok)… Leur ordre, dirigé par le sage Han Daesin, était un fragile rempart contre l'oubli et le chaos.
Face à eux, l'ombre grandissait. Le clan Guhon. Là où les Veilleurs puisaient leur pouvoir dans l'harmonie, les Guhon le volaient, le corrompaient. Ils s'étaient faits les réceptacles des esprits déchus, des émotions noires transformées en pouvoir. Leur chef, un être connu sous le nom de Dragon Noir, ne rêvait que d'une chose : déchirer le voile qui séparait les mondes et régner sur les cendres de l'humanité. Ses lieutenants, les Geumok, étaient des ombres terrifiantes, chacune maîtrisant une forme pervertie du Sigeum.
Cette guerre ne se livrait pas en batailles rangées, mais en escarmouches dans l'ombre. Parfois, un village disparaissait des cartes, effacé par un phénomène que les autorités attribuaient à une épidémie ou à un glissement de terrain. Une forêt était maudite, son silence imputé à la superstition. Les Veilleurs s'efforçaient de contenir ces brèches, de préserver le sommeil ignorant des millions d'âmes qu'ils protégeaient.
Mais un équilibre aussi précaire ne pouvait durer. Les Guhon gagnaient du terrain. Leur soif de pouvoir était une tache d'encre qui s'étalait sur la carte du royaume. Les plus sensibles parmi les Veilleurs sentaient la pression monter, telle une tempête menaçant d'éclater.
Ils savaient qu'un changement était proche. Non pas une fin, mais un début. Un réveil.Car la légende prédisait qu'en temps de grand péril, lorsque l'ombre menacerait de tout engloutir, le Sigeum ne se limiterait plus aux initiés. Il se répandrait comme une traînée de poudre, réveillant ceux qui portaient en eux une étincelle endormie. Il forgerait de nouveaux héros dans la douleur et le sang, et plongerait l'humanité dans une réalité qu'elle avait toujours refusé de voir.
Le mythe était sur le point de s'effondrer. Et le monde, dans son innocence, n'était pas prêt à affronter la vérité.
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